Suspendus à de grands cintres, des guéridons, des chaises et des tables de jardin défilent, le long d’un câble, comme sur un fil à linge roulant. Les objets sont dégraissés, nettoyés puis acheminés vers une cabine de poudrage où une teinte parmi les 24 du catalogue est projetée sur le métal. Ils passent ensuite au four à 200 degrés. Ces derniers mois, le ballet à la chaîne de peinture ne fait plus relâche. Dans un fracas d’acier pressé, soudé, poncé, jusqu’à 15 000 meubles sont fabriqués chaque semaine. Cette usine Fermob, installée au bord de la Saône, tourne en trois-huit, week-end compris. Six mois que ça dure, alors qu’habituellement une telle intensité n’excède pas un mois.
Ce rythme soutenu et la mobilisation d’un autre site à Anneyron dans la Drôme ne suffisent pas pour répondre à l’afflux de commandes. Les délais de livraison se sont allongés, de quatre à onze semaines. Bernard Reybier, le P-DG de Fermob, date le début de cet engouement au premier déconfinement du printemps 2020 : «Même l’hiver dernier a connu une progression des ventes par rapport à l’année précédente. Depuis quelques semaines, l’accélération est brutale, avec la reprise du marché de l’hôtellerie et de la restauration liée à la réouverture des terrasses.» Le regain frénétique des achats dans les pays déconfinés a notamment porté sur l’aménagement de la maison, au point de dérégler toute la chaîne d’approvisionnement. «Pour la première fois, faute d’acier, nous avons dû arrêter certaines lignes de production pendant quelques heures, déplore Bernard Reybier. Depuis décembre 2020, le prix de l’acier s’est apprécié de 10% et même de 100% sur certaines variétés, celui des mousses de garniture des coussins de 50%.» Les quelque 250 produits du catalogue viennent de voir leurs tarifs augmenter de 7%.
Même si l’entreprise est rompue aux variations saisonnières de grande amplitude, elle doit aujourd’hui déterminer si l’accélération est durable. Pour le moment, Fermob a eu recours à l’intérim, a créé 25 CDI, et 20 autres à venir d’ici à la fin de l’année. Le président, 68 ans, qui travaille avec son fils de 39 ans, Baptiste, directeur général, explique : «Il faut trouver le curseur entre la surchauffe actuelle et la suite.» Il anticipe une année 2022 «aussi dynamique que 2021, puisque le phénomène d’équipement de la maison devrait se poursuivre», mais il considère que «l’euphorie ne sera pas éternelle».
“Des matériaux avec autant d’histoire ne pouvaient que subsister, à condition de se moderniser”
Lorsque Bernard Reybier a repris l’atelier artisanal de Thoissey avec ses onze salariés, son siècle d’existence, et ses chaises pliantes et à volutes au catalogue, ses amis ont tenté de l’en dissuader. C’est la fin des années 1980, le mobilier de jardin en plastique a déjà supplanté celui en métal que tous condamnent à la disparition. Pas ce diplômé de l’école de management de Lyon : «Des matériaux avec autant d’histoire ne pouvaient que subsister, à condition de se moderniser. Aussitôt je me suis placé dans une logique industrielle.» Il fait appel à des designers, mise sur la couleur, des peintures innovantes et l’écoconception. Trente ans plus tard, Fermob a toujours des capitaux majoritairement familiaux, emploie 257 salariés à Thoissey, 50 dans sa filiale à Mâcon et 26 à Anneyron, et s’apprête à clore fin juillet un exercice avec des ventes annuelles en hausse de 25 à 30 %, à 100 millions d’euros. Et la marque s’est fait un nom dans le design. Elle équipe le bitume de Times Square à New York, les pelouses de Harvard, ou le parquet de l’espace réservé aux dignitaires dans la Cité interdite à Pékin. Son allure si reconnaissable est souvent copiée ; Fermob a ainsi gagné une cinquantaine de contentieux et traite en permanence une dizaine de dossiers.
Si la chaise Bistro sera à l’Élysée les 3 et 4 juillet pour La Grande Exposition du fabriqué en France, les Reybier n’ont pas fait de ce label une doctrine. Au contraire. Les luminaires, qui représentent 10 % du chiffre d’affaires, sont produits en Chine. Et Bernard Reybier de lancer, bravache : «Le made in France est un truc d’égoïstes. Nous sommes fiers de nos racines, mais nous ne voulons ni du repli sur soi ni du protectionnisme.» Dans les projets du père et du fils : ouvrir des usines aux États-Unis et en Chine pour y fabriquer leurs produits et les vendre là-bas. Le made in France, saison 2.
© Paris Match – 19/06/2021
By Anne-Sophie Lechevaliier